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Babbu Marcu et le poirier tordu
(transcrit par Serge Benedetti d'après un conte que lui disait son père lorsqu'il était enfant)

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Quand j'étais enfant, lors des moments privilégiés où parents et enfants s'accordent mutuellement une totale disponibilité, je demandais à mon père de me raconter une histoire et ma préférée entre toutes, c'était l'histoire de Babbu Marc et du poirier tordu. D'où venait cette histoire ? Mon père m'a dit que son propre père la lui racontait dans son enfance. Il est évident que c'est une réminiscence de la fin du XVIè siècle en Méditerranée en général, et dans le sud de la Corse en particulier. Mais comment cette légende prit naissance, s'enjoliva, se transmit, nul ne le sait. Mon père la pensait et la racontait en corse et me la traduisait phrase par phrase en français. A ma grande honte, je ne suis pas en mesure de la restituer dans sa langue d'origine. Je n'ai d'ailleurs pas eu l'occasion de la rédiger du vivant de papa si bien qu'elle a probablement encore subi quelques adaptations propres au mode de tradition orale.

* * *

Au temps très ancien où Monacia n'était qu'un petit village fait de quelques maisons en pierres sèches, il attirait la convoitise des Maures venus du Sud par la mer. Chaque fois que les assaillants débarquaient, ils livraient des combats sans merci aux Monaciens qui se réfugiaient sur les hauteurs environnantes pour se protéger et mieux dominer le combat. Sous les coups, l'ennemi repartait vers la plage et les Anciens de Monacia, après avoir vérifier la tranquillité des lieux, reprenaient leur vie calme au village. Jusqu'à la prochaine alerte !

Une fois, une bande plus rusée et plus terrible que les précédentes, débarqua avec femmes et enfants, animée de la ferme intention de s'y installer à jamais. Ils repoussèrent les villageois vers la montagne et revinrent prendre possession du village où ils s'installèrent en maîtres. Ils vécurent là des semaines, des mois peut-être, tranquilles. La campagne et les monts alentour paraissaient inhabités. Pourtant, sans bruit, les hommes du village, les Francu, Santu, Matteu, Giacomu, Vincenti sous la conduite de leur ancien, Babbu Marcu, préparaient la contre-attaque et un beau matin d'automne, tous redescendirent vers le village pour chasser les intrus. Quelle panique parmi les Maures ! Les rescapés s'enfuirent vers la plage où ils avaient gardé quelques vieilles barques. Ils reprirent leur vie errante sur la mer tandis que Babbu Marcu surveillait la réinstallation des familles dans leurs anciennes demeures tout en jetant un coup d'œil soupçonneux vers l'horizon. Les pleurs d'un enfant, accroupi au pied d'un olivier, le tirèrent de ses préoccupations.

Un dialogue, fait de gestes et de regards, commença à s'établir, que l'on peut résumer ainsi :

- Que fais-tu là, petit ? Qui es-tu ? Où sont tes parents ?

- Ils sont partis avec mes frères. Ils vont revenir me chercher.

Babbu Marcu resta pensif. Il savait que la lutte avait été terrible et que les Barbaresques n'étaient pas près de revenir.

- Viens avec moi, petit, tu les attendras chez moi. Il y aura toujours un peu de soupe pour toi dans ma pignata.

Le regard franc et dépourvu de méchanceté du vieil homme avait vaincu la méfiance naturelle de l'enfant qui mit sa menotte dans la grosse main calleuse de Babbu Marcu. Et la vie s'écoula, rude mais paisible, pendant des mois et des mois.

De temps à autres, toutefois, l'enfant soupirait :

- O Babbu Marcu, quand donc mes parents viendront-ils me chercher ? Ils n'ont pas pu m'abandonner ?

Dans ces moments-là, au lieu d'accompagner Babbu Marcu dans la campagne, il restait assis sur la grosse pierre grise installée devant l'âtre où chauffait la soupe quotidienne dans la grande marmite noire. Chacun respectait le désespoir du petit.

Un jour, l'enfant dit à Babbu Marcu :

- Depuis hier, je vois sur la marmite noire de petites étincelles de feu qui brillent. Ma mère m'a dit un jour que c'était un signe d'espoir. Cela veut peut-être dire que mes parents vont venir me chercher aujourd'hui. Est-ce que je peux rester au village au lieu de t'accompagner dans la campagne ?

Babbu Marcu lui répondit:, dissimulant mal son scepticisme :

- Bien sûr, mon petit, mais ne sois pas trop impatient, tu sais que je te garde volontiers chez moi. Ce soir, je rentrerais un peu plus tôt. Sois confiant.

- Oui, répondit l'enfant, les yeux embués de larmes.

La matinée lui sembla longue. L'après-midi, il faisait chaud; le village semblait désert. Tout à coup, le petit dressa l'oreille. Il lui semblait entendre, venant de la mer, un sifflement aigu et prolongé comme il en avait entendu dans sa petite enfance. Il sortit du village et prit le chemin qui allait vers la plage. Plus il avançait et plus son pas s'accélérait, plus il sentait son cœur battre dans sa poitrine. Il courait maintenant. Une barque attendait. Ce ne pouvait être que celle de ses parents. Fou de joie, il s'élança vers eux. Tous les Maures, sur la barque, entonnaient des incantations : Allah est grand ! Allah est grand !

Pourtant , le petit ne remonta pas tout de suite dans la barque.

- Il faut que je dise au revoir à Babbu Marcu; il a été très bon pour moi. Il faut que vous lui disiez merci.

Alors les parents prirent un sac au fond du bateau et en montrèrent le contenu à l'enfant. Celui-ci remonta en courant vers le village. Quand il vit au loin Babbu Marcu qui descendait à sa rencontre, il lui cria :

- Babbu Marcu ! Babbu Marcu ! Mes parents sont venus me chercher. Ils ont apporté pour toi un sac d'or que nous déposerons au creux du vieux poirier tordu. Merci Babbu Marcu ! Adieu !

En entendant ces mots, le vieil homme sentit une étreinte dans sa poitrine ; il n'eut pas le courage de regarder l'enfant redescendre vers la plage ; il fit demi-tour et un voile brouilla sa vue. Il tomba malade presqu'aussitôt, dut s'aliter et mourut dans les jours qui suivirent. "Le mauvais air" disait-on au village (la malaria). Avant de mourir, il fit appeler Francu, le seul fils qui lui restait pour lui confier le secret du sac d'or mais la mort le saisit avant qu'il n'ait pu expliquer l'endroit où se situait le vieux poirier tordu. Depuis lors, les générations successives se sont transmises le secret sans que personne encore n'ait pu retrouver ni le poirier tordu ni, bien sûr, ce qu'il recelait. Mais un jour peut-être, un descendant de Babbu Marcu, plus chanceux ou plus attentif que les autres, découvrira entre le village de Monacia et la mer un vieux poirier portant en son creux le précieux butin.

* * *

Pour ma part, je ne cherche plus de poirier tordu entre le village et la mer. Je n'en ai d'ailleurs jamais vu.

J'ai compris, bien des années après, qu'à coup sûr, le vrai trésor, c'était l'histoire de Babbu Marcu.


Merci à Serge